Vilain Petit Mouton !
Lorsque j’étais enfant et que j’avais du mal à m’endormir, ma mère me conseillait de compter les moutons. Pour ceux qui ne connaissent pas la méthode, il s’agit d’imaginer et de compter des moutons sautant, les uns après les autres, une barrière tout aussi imaginaire. Cette méthode, pourtant reconnue comme infaillible, n’a jamais réussi à m’endormir. Le deuxième ou troisième mouton, quand ce n’était pas le premier, se prenait toujours les pattes dans la barrière ; de quoi agacer la petite fille impatiente de s’endormir que j’étais.
Je crois bien que ce mouton, c’était moi. Car dans cette course sociale impérieuse, qui pousse chacun d’entre nous à vouloir sauter la barrière de sa condition pour brouter l’herbe d’une autre, mieux exposée, plus près du soleil de la pyramide sociale, j’ai chu à toutes les barrières, comme le petit mouton de mon enfance. Mais avec quelques années de recul et une saine remise en question, loin de la culpabilisation et du jugement, je prends conscience que je n’étais véritablement pas programmée pour passer ces barrières. Et dans une société structurée et nourrie par les inégalités, qui peut encore croire qu’il existerait un ascenseur pour rejoindre les dits « dominants », eux-mêmes ravis d’accueillir à bras ouvert, les dominés, ceux-là mêmes qui justifient leur statut de dominant ? Si dans l’histoire, les classes sociales ont été mobiles et les inégalités ont fluctué, c’est surtout de part et d’autre de la barrière qui sépare les dominants des dominés, autrement dit, ceux qui vivent des privilèges de ceux qui les nourrissent en étant privés de leur vie.
Née fille d’une mère narcissique, dans une famille structurée dans une reproduction parfaite de cette société inégalitaire, au sein de la classe ouvrière, je ne pouvais devenir qu’une héritière de la dette, charge sociale inutile qui justifie les privilèges de nos bien-nés ; ce Rien qui fait que d’autres ont tout.
Pourtant, malgré le poids de cette croix, sous les mots imposés à mon être naissant, résistait l’enfant rebelle qui voulait juste être elle-même et l’exprimer sans être punie pour cette impertinence. Rejetant peu à peu cette dette, me débarrassant avec patience et détermination de ce Moi subjectif que l’on m’a imposé, je peux enfin reconnaître celle que j’ai, malgré tout, toujours été en filigrane, celle que je suis devenue et celle que je choisi désormais d’être.
Loin d’être exclue, j’avais ma place et mon utilité dans cette société inégalitaire autant que dans ma famille ; le parasite qui justifie la mise à l’abri des biens – entendre évasion fiscale et autres cupidités -, le gratuit si cher au profit, l’exploitée dont dépend l’exploiteur et dernièrement l’opposition qui justifia le pouvoir, comme jadis le bourreau justifiant la victime et les représailles du sauveur.
Qui voudrait de l’inclusion dans une société qui vous insère à coup de masse dans une cage aussi étouffante ? Celle des autres est-elle plus aérée, plus digne, plus saine ? Je ne crois pas, mais je ne les blâme pas de l’adopter. Après tout, dans une cage plus grande ou plus jolie, aurais-je ressenti si fort cette oppression au point de la remettre en question ? C’est finalement peut-être à ma famille et à la position si inconfortable qu’elle m’a accordée que je dois mon salut, ce sentiment de sérénité qui, aujourd’hui, malgré les tourments, malgré l’indignité qui m’a si souvent habitée et la précarité matérielle qui la nourrit encore, renforce la confiance que je peux avoir en moi et en l’authenticité de ce que je vis. Ainsi, définitivement debout, plantée sur mes deux jambes, je refuse à présent cet héritage, cette cage ou l’idée même de rentrer dans une autre, fusse-t-elle plus grande et plus confortable.
Partie de l’humanité, je reste ce mouton soumis au besoin du troupeau, mais individu humain à part entière, je revendique mon indépendance autant que je le peux dans cette désobéissance qu’est le refus de la fatalité de ce déterminisme social inique et arbitraire. Cet héritage ne m’est d’aucune utilité. C’est pourquoi, je le rend à ceux qui en bénéficient le plus alors même qu’ils en nient si fort l’existence à coup de méritocratie, ceux qui ont reçu de cet héritage, la part des privilèges, la part des autres ; à ceux-là, je rends la dette qui complète ainsi l’héritage de cette société.
C’est pourquoi : « mouton, d’accord, mais vilain quand même ! »
Et comme l’écrit si bien, Corinne Morel Darleux, « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce ». Dans cet océan d’incertitudes et de questionnements qu’est la vie, refusons les routes balisées par cette société malsaine et destructrice ! Explorons ! Choisissons nos propres directions, nos escales, car en fin de compte, la dernière de notre voyage est celle de la mort. Et cela reste la seule certitude que ayons. Si toutes les vies mènent à la mort, pourquoi être un mouton docile ? Je ne suis qu’un Rien qui, donc, n’a rien à perdre et peut-être tout à gagner ; ne serait-ce qu’une vie, la sienne encore à explorer.
Si l’être humain est réellement lui-même, il possède une force rassemblée qui ne se contente pas de suffire à le maintenir lui-même, mais qu’il peut faire déborder pour ainsi dire sur les autres, par laquelle il peut accueillir les autres en lui-même, … : nous avons d’autant plus de valeur morale, nous somme d’autant plus compatissants et bienveillants, que chacun est plus lui-même, c’est à dire qu’il laisse plus dominer en lui ce germe le plus intime en lequel tous les hommes sont identiques par-delà la confusion de leurs liens sociaux et de leurs habillements de hasard
Georg Simmel,
L’individualisme, 1917