
Le Centre du Monde – épilogue
Je me souviens encore de certaines interrogations que je me faisais, enfant, comme des germes qui mettraient un bonne moitié de vie pour évoluer au grès de mes expériences. Ainsi, un jour, alors que je suivais le chariot de ma mère, dans le centre commercial, lors de ma sortie hebdomadaire dans le « Monde », sur les visages et les corps étrangers que je croisais, dans l’innocence de l’âge qu’était le mien à l’époque, je m’interrogeais : « Ces étrangers étaient-ils réels ? Ces gens avaient-ils une vie en dehors de l’instant passé à croiser la mienne ? Ou, n’étaient-ils que des figurants dans mon histoire, puis s’évanouiraient-ils une fois hors de la portée de mes yeux ? ». Je l’accorde, même si le fond est d’origine, la forme est actualisée avec mes mots d’adulte.
Et cette interrogation naïve et sans réponse est de celles qui vous suivent et se rappellent régulièrement à vous, comme des sources souterraines qui parfois refont surface, plus loin sur votre chemin, comme pour vous interpeller et vous dire qu’elles aussi parcourent leur propre chemin de vie. Ainsi, quelques années après, son souvenir me fit sourire. Je qualifiais volontiers, dans l’arrogance de mes vingt ans, cette interrogation comme la candide expression d’un narcissisme latent. D’ailleurs, j’écrivis un texte à ce sujet que j’intitulais : « le Centre du monde ». Rien que ça !
Mais aujourd’hui, au stade d’évolution auquel je me trouve, cette réflexion refait à nouveau surface, à un moment-où le narcissisme ambiant de notre société nous entraîne vers un effondrement inévitable, comme un trou noir auquel nous ne pourrions échapper.
Et à ce propos, ce que j’ai pu constater de la pensée narcissique, pour l’avoir subis violemment et à l’excès depuis mon enfance, de cette pensée qui aussi soutient et justifie largement le capitalisme, cette pensée qui justifie nos liens de domination et de soumission, c’est d’abord, qu’elle ne crée rien d’elle-même. La pensée narcissique, toujours vide de consistance, s’approprie et transforme à son profit. L’exploitation est son essence-même. A l’instar d’un trou noir aspirant toute matière pour en faire de l’anti-matière, la pensée narcissique aspire la réalité du monde et la transforme systématiquement à son profit, pour donner la consistance de cette réalité à sa pure vérité.
Alors, le narcissisme n’est pas la pensée d’être au centre du monde. Car en réalité, il me semble que nous sommes tous, le centre du monde, celui qui nous entoure. Puisqu’il m’offre une vision à 360° de lui-même, ma pensée du monde ne peut que me positionner en son centre en tant que point parmi tant d’autres centres, centres eux-aussi de leur propre monde. Le Narcissisme ne se contente pas d’être un point du monde, fusse-t-il central. Il est le Monde et sa pensée, sa conscience, ses désirs, sa réalité fantasmée se confond avec la réalité du monde. Il le surplombe et le juge. Puis il finit par se l’approprier. Ainsi, dans sa division parfaite du monde, lui pense le monde qu’il est et le monde dans sa vie grouillante lui permet d’exister, de donner consistance à la pensée qu’il entretien de lui-même. Et l’autre, coopérant ou résistant, aura toujours un rôle à jouer dans ce fantasme. Le premier l’aura reconnu et ainsi pourra être reconnu. Le second n’aura pas la chance de comprendre la vie, subira sa pédagogie, ou sera animé de passions tristes qui justifieront son rejet.
Mais je reconnais. Si la pensée narcissique nourrit peu mes fantasmes, dans mon expérience politique, j’ai trop souvent pensé global, parlé global, au nom de ceux que je représentais ou pensais représenter. Pourtant, ma conscience politique n’étant que le fruit de mon expérience propre, qui suis-je pour parler du monde en dehors de ma propre position et donc de ma réalité, centrale parce que mienne mais surtout pas globale au nom d’une pseudo représentation et conscience d’un monde, celui qui m’entoure. Mais comment avoir conscience de ce qui est extérieur à soi ?
J’ai, alors, parfois tenté de m’en tenir à mon vécu, du moins à rester dans les limites de ma subjectivité avec l’expérience qu’est mienne, la crédible conscience de ma position dans le monde et de ma relation à lui. Mais cela n’a pas été du goût de tous ou de toutes, certaines même me reprochèrent de ramener tout à moi, pointant peut-être du doigt un égocentrisme supposé, cette tendance à tout rapporter à soi, à ne s’intéresser vraiment qu’à soi. Pourtant, telle n’était pas mon intention. Et d’ailleurs, il ne s’agit pas de rapporter à soi mais de parler du monde dans la conscience et la reconnaissance de sa propre subjectivité, à travers elle, de manière claire et sans ambiguïté, et ainsi sans tromper l’autre. Je ne suis experte que de ma propre expérience. Cela est l’expression d’un début de lucidité sur moi-même.
Et pourtant, qu’il est tentant de parler global ! J’ai fini par me prendre à ce jeu, celui de manier les concepts, à force d’encouragements, et pour faire comme les romains à Rome. Mais en quoi ma pensée du monde, de moi-même à travers ce que je soutiens, le respect de l’autre quel qu’il soit, l’entraide, l’écoute, le partage, prennent corps dans ces conditions ? Elle finit par flotter au dessus de ce monde et m’extraire de la réalité, même celle que je vis. Penser global revient à englober les subjectivités des autres dans la mienne tout en niant cette dernière.
Pire, dans la tentation narcissique de transformer la réalité que je vis en concept global, je ne donne corps à ma pensée qu’en intégrant celle des autres, et donc les privant d’avoir leur propre pensée, issue de leur subjectivité tout aussi centrale que la mienne. Mais surtout, je prive ma pensée de la consistance de mes actes et qui pourtant mènent à l’expérience, seule matière de la conscience. Cette arme magique, qui fait que rien ne peut nous arrêter, n’est ni un concept, ni un savoir global partant d’un unique centre se déversant sur le monde. La conscience est la rencontre opportune entre la pensée qui fait que nous sommes et l’acte qui fait que nous faisons exister ce que nous sommes.
Et à trop me penser et me contenter de quelques coups de com dans les actes les plus voyants, en oubliant ceux qui font ma vie, mes gestes quotidiens, ma façon d’échanger, la consistante réalité de la vie, ma vie, je finis par être moi-même un concept qui se décline sur Facebook, sur tract ou sur blog. La pensée que je suis reste un concept, et mon existence n’est qu’un corps qui flotte au grès de la pensée des autres, ceux qui nous dirigent, les héritiers de cette société. Car si mon corps ne suit pas dans son ensemble ma pensée, il en suit bien une, celle de mes habitus hérités qui, si je ne les débusque pas à chacun de mes pas, m’éloigneront toujours de l’espoir de cette rencontre opportune entre ma pensée propre qui constitue mon être et mes actes qui lui permettent d’exister dans le monde. Ainsi, multipliant les discours, les coups de com et les autopromotions, je tenterai de convaincre le monde qui m’entoure de cette existence, dans une dépendance exponentielle et aliénante à la validation de l’autre, sans jamais lui donner la consistance de la réalité de mes actes, et me condamnant à ne rester qu’une pensée qui n’aura jamais existé que dans l’intention.